Et un beau texte de Annie Ernaux
1er-Mai,
alerte à l'imposture !
Le
président-candidat a annoncé la tenue d'un " grand rassemblement " pour célébrer
la Fête du travail. Ne laissons pas la droite s'approprier ce jour de mémoire et
de combat
Stupeur,
colère - il ose faire ça ! -, ma première réaction à la proclamation de Nicolas
Sarkozy de fêter " le vrai travail "
le 1er mai sur la place de la Concorde. Puis la sensation d'une blessure. Celle
infligée à la mémoire des luttes de plus d'un siècle, partout dans le monde,
pour l'obtention de droits sociaux, d'un temps de travail défini et limité, huit
heures par jour, quarante-huit heures par semaine, contre un patronat sûr de la
légitimité de sa domination, qui ne voulait aucune règle. Des luttes qui,
répétées, tenaces, aboutiront en France au Front populaire, changeant la vie de
la majorité des gens. Mais aussi des luttes dans lesquelles des ouvriers ont été
blessés, sont morts : le 1er mai 1891, à Fourmies, dans le Nord, un homme,
quatre garçons et quatre filles entre 14 et 20 ans ; le 1er mai 1906 - l'année
de naissance de ma mère qui travaillera dans une usine dès l'âge de 12 ans -,
deux morts à Paris.
Même si sa
signification s'est affadie, même s'il est surtout accueilli comme la chance
d'un jour férié, si les défilés et rassemblements sont plus ou moins nombreux,
le 1er-Mai est un " lieu de mémoire
", tel que l'a défini l'historien
Pierre Nora, c'est-à-dire de fête, d'emblème, de monument, etc., où s'incarne la
mémoire nationale. Autant qu'un symbole de la lutte internationale des
travailleurs, il est un lieu de la mémoire sociale des Français et il n'est, je
crois, personne qui ne le ressente comme associé à l'idéal républicain de
liberté, d'égalité, de fraternité. A preuve, le 1er mai 2002, qui a vu un
million et demi de citoyens descendre dans les rues pour manifester leur
attachement à ces valeurs.
Le propre de
ce gouvernement a été d'oser tout. De nous surprendre en osant tout. D'avoir
toujours un temps d'avance sur ce qu'on pouvait imaginer. En ces derniers jours
de son mandat présidentiel, Nicolas Sarkozy aux abois s'empare sans vergogne de
la fête du 1er-Mai, la confisque à son profit pour faire coup double : occuper
le terrain dans tous les sens du terme à la place des syndicats et de la gauche,
passer sur ces corps intermédiaires dont il souhaite la suppression, qu'il
méprise ouvertement - " quand il y a une
grève en France, personne ne s'en aperçoit ", s'est-il vanté naguère - faire
l'événement du jour et se rallier les électeurs de Marine Le Pen, voire
d'autres, que ce slogan du " vrai
travail " séduirait, comme il y a cinq ans celui de " remettre la France au travail
".
En 1941,
Pétain avait fait main basse sur le 1er-Mai pour le vider de son sens de lutte
internationale, remplaçant la Fête des travailleurs par la " Fête du travail et
de la Concorde sociale ". Les contextes historiques diffèrent mais on peut
assimiler la captation du 1er-Mai par Nicolas Sarkozy à celle de Pétain. Pour
les tristes raisons que l'on sait, le chef de Vichy faisait appel à " l'union
nationale ", Nicolas Sarkozy, lui, est clairement dans une stratégie de division
nationale, la même qu'il applique avec constance depuis qu'il a été élu. C'est
uniquement là qu'il n'a pas varié et que, malheureusement, il a obtenu ses
meilleurs résultats, peut-être, hélas aussi, les plus durables.
Gouverner,
c'est diviser, tel est le système Sarkozy. Mais diviser en stigmatisant, en
dressant une partie de la population contre l'autre. Depuis 2007, il n'a eu de
cesse de créer, d'inventer, par son discours, deux catégories de citoyens, dont
l'une est désignée comme responsable des problèmes de l'autre, qu'elle menace
sourdement. Ces catégories sont mouvantes, mais toujours tranchées,
Français/immigrés, travailleurs/assistés, gens honnêtes/délinquants,
victimes...
Le discours
sarkozien les a si bien installées dans nos habitudes de pensée, ces catégories,
qu'il n'est plus besoin qu'elles soient expressément désignées, l'allusion
suffit, instantanément décodée par tout le monde, avec les connotations
négatives qui leur sont associées. Ce qui est bien sûr le cas ici avec
l'expression " vrai travail ", qui
sous-entend non l'existence absurde d'un faux travail ni même de faux
travailleurs (sauf peut-être sans-papiers, clandestins) mais celle de " faux
chômeurs ", qui ne cherchent aucun travail, des " assistés ", terme en vogue depuis cinq ans, donc
une catégorie de profiteurs paresseux, naguère soupçonnés de faire la grasse
matinée, quand d'autres " se lèvent tôt
".
Dans ce
système binaire qui violente la réalité complexe du pays, sa diversité sociale
et culturelle, qui attise les haines, il y a, d'un côté, une France méritante,
courageuse, respectueuse des lois, la " vraie " France, légitime sur son sol
ancestral, et de l'autre, une population indigne qui n'a pas vocation à incarner
cette vraie France, constituée qu'elle est de " communautés " - terme
d'exclusion dans le répertoire du chef de l'Etat, repris par les médias sans
discussion - d'origine étrangère, d'individus parasites. Un ensemble flou,
menaçant, auquel, selon les moments et les circonstances, sont adjoints les
grévistes, les profs, voire les juges, censés relâcher tous les délinquants, et
" les élites ". La vraie France a droit à des flots
de compassion, parce qu'elle " souffre
", leitmotiv de la campagne de Sarkozy, l'autre, souvent la plus pauvre et
la plus fragile, est vilipendée, livrée en pâture à la première comme source de
ses malheurs.
On se
souvient peut-être d'une séquence télévisuelle de 1987 qui montrait le candidat
Sarkozy en campagne, évoluant dans un wagon du RER au milieu des voyageurs
tranquilles. Il se penche vers une dame assise, l'interpelle avec une
incroyable, étrange excitation : " Vous
avez peur, hein, madame, vous avez peur ? " La voyageuse le regarde avec
étonnement, presque de l'ahurissement, sans répondre. Véritable scène
révélatrice et annonciatrice de la gouvernance qu'il a mise en oeuvre depuis
cinq ans : susciter la peur, des fantasmes de peur, pour apparaître comme le
protecteur.
C'est là
toute l'imposture de ce qu'on ne saurait pas même appeler une idéologie, mais un
plan cynique pour occulter une politique qui favorise les banques, les patrons
du CAC 40, les actionnaires, les bailleurs de multiples appartements, les hauts
revenus et les exilés fiscaux. L'imposture, elle est là encore, évidente,
révoltante, dans cette communion prévue le 1er mai autour d'une valeur travail
déconnectée de l'emploi et du salaire, de la hausse des loyers, des étiquettes
de prix au supermarché et du coût des soins dentaires.
Quel travail,
où le travail, quand des usines licencient, ferment du jour au lendemain, que
les files d'attente s'allongent à Pôle emploi ? Pour qui le travail, à la
couleur de la peau, à l'âge ou au diplôme ? Comment le travail, dans une
atmosphère de harcèlement, dans les déplacements quotidiens au bout du RER ou
les trajets de 50 km à l'aube ? Combien le travail, 1 000, 1 500 euros dont il
faut déduire le loyer de 500 euros ? Rien de tout cela n'importe à un candidat
qui, depuis cinq ans, n'a cherché qu'à déréglementer le travail, à l'imposer le
dimanche, à détruire le service public d'éducation et de santé, à " rassurer les
investisseurs ".
Le 1er-Mai de
Sarkozy et de l'UMP, c'est en réalité la fête du libéralisme dur, " décomplexé
", dont l'ambition est de néantiser la représentation syndicale et d'étouffer
les luttes sociales. Place de la Concorde, derrière les majestueuses fenêtres de
l'Hôtel Plazza et des appartements de 300 m2, les gens pourront regarder le
spectacle avec amusement.
C'est tout à
l'honneur de François Hollande de rompre avec cette vision d'une France en
guerre contre l'autre, par exemple en refusant, ces jours-ci, de revenir sur son
projet de vote des étrangers aux élections locales, vote qui rapprocherait les
habitants, oeuvrerait à ce vivre-ensemble qui se réalise peu à peu et sans drame
dans des villes de la grande banlieue, comme celle où je réside. Ou en
s'opposant au principe d'une "
présomption de légitime défense " pour les policiers, issue du programme de
l'extrême droite, porte ouverte à tous les droits en matière de répression,
pierre angulaire d'un système policier.
Il faut
casser cet imaginaire de suspicion et de haine qui empoisonne le pays, mais cela
ne se fera qu'en engageant la lutte pour un partage des richesses, l'égalité
dans l'éducation, l'accès aux soins, à la culture, des conditions de vie
meilleures pour tous. Pour une République sociale.
Annie
Ernaux
Née en 1940,
Annie Ernaux est agrégée de lettres modernes et a enseigné au lycée avant de
devenir écrivaine dans les années 1970. Auteure de nombreux romans en partie
autobiographiques, elle a obtenu plusieurs prix, dont le prix Renaudot en 1984.
Elle revendique dans son oeuvre littéraire une démarche empruntée aux sciences
humaines, inspirée
par la
sociologie de Pierre Bourdieu. Son dernier ouvrage est " L'Atelier noir "
(Editions des Busclats, 2011)
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